An 1800. Le moment préféré de la journée était arrivé pour Marie. Les corvées domestiques terminées, elle pouvait profiter d’un peu de temps pour composer pendant que son époux travaillait à la ferronnerie du village. L’homme ne comprenait pas ce besoin qu’elle ressentait d’écrire ; une belle perte de temps selon lui. Marie n’en avait que faire, mais, pour ne pas provoquer de vaines discussions, elle attendait toujours d’être seule pour sortir son précieux encrier, sa plume d’oie et ses quelques feuillets. Installée dans la cuisine devant l’unique table de sa modeste demeure, la jeune femme trempait alors la plume dans l’encrier, l’égouttait avec soin pour ne pas tacher la feuille, puis elle commençait à tracer des lettres avec d’infinies précautions. Marie éprouvait un réel plaisir à faire glisser la penne sur le papier, à voir naître les lettres et s’enrouler les mots. Elle imaginait ainsi un monde merveilleux où la vie serait facile. De miraculeuses machines laveraient le linge à sa place, d’autres s’occuperaient du nettoyage, lui ôtant le poids de ces corvées immuables qui rongeaient jour après jour des heures précieuses volées à l’écriture.
An 1900. Sarah avait beaucoup de chance. Sa famille vivait dans les beaux quartiers de la capitale. Elle bénéficiait d’un niveau de vie privilégié et cela lui permettait d’acquérir des appareils à la mode, telle cette superbe machine à écrire. Assise à une table en bois placée sous la fenêtre dont les battants étaient ouverts sur le beau temps printanier, Sarah fit glisser avec précaution une feuille immaculée dans la machine. Elle fit tourner le rouleau, qui émit un crissement en enroulant le papier, puis elle commença à taper sur les touches, une à une. Les pressions sur les lettres provoquaient des claquements réguliers qui résonnaient dans le silence de la chambre. Sarah prenait soin de bien réfléchir à l’orthographe de chaque mot. La moindre faute de frappe enlaidirait son texte d’une tache de vernis en pâte peu esthétique sur laquelle elle devrait réécrire au stylo. Ce genre de corrections perturbait, selon elle, la beauté du texte. Inévitablement, la tracasserie provoquait l’apparition de plusieurs fautes successives et l’obligeait à recommencer la frappe de la page entière. Parfois, la jeune femme prenait le temps d’écrire au stylo à plume ses idées, afin d’en chasser les erreurs, utilisant souvent son dictionnaire ; parfois, elle se risquait à écrire sans brouillon. Sarah souhaitait vivre de l’écriture, elle préparait un manuscrit avec beaucoup de soin depuis plusieurs années. L’écriture d’un seul chapitre lui demandait des jours entiers de travail. Souvent, elle rêvait d’une machine formidable qui lirait dans ses pensées et retranscrirait instantanément toutes ses idées sans la moindre incorrection.
An 2000. Elona ne travaillait pas aujourd’hui. La jeune femme allait pouvoir se replonger dans l’élaboration de son recueil de nouvelles sur lequel elle besognait depuis plusieurs mois. Après avoir conduit ses enfants à l’école, elle s’empressa de rentrer chez elle pour gagner son bureau et s’installer devant son ordinateur. Elle alluma l’appareil après avoir vérifié les branchements et la liaison Internet, précaution utile parce que des faux contacts dans son installation quelque peu désuète la gênaient régulièrement. Les doigts de la passionnée coururent alors sur le clavier. Ils connaissaient par cœur l’emplacement de chaque lettre. Les mots s’alignaient sur l’écran à une vitesse impressionnante. De faute en recherche de synonymes, Elona passait énormément de temps sur les relectures pour traquer les imperfections. Quelques heures lui furent nécessaires pour raconter une courte histoire qu’elle devrait encore relire et peaufiner avant de la juger parfaite. Fourbue, soupirant de satisfaction, la jeune femme décida de s’accorder une pause-café. Appuyée contre le rebord de l’évier, une tasse à la main, elle se perdit dans la contemplation du jardin en fleur, s’évadant vers le monde imaginaire de sa nouvelle. Son esprit dressait le bilan du travail accompli.
An 2100. Lauribé pénétra dans son bureau en coup de vent. À peine rentrée de son travail, elle n’avait qu’une envie : s’écrouler dans son confortable fauteuil recouvert de cuir pour pouvoir écrire. Écrire était un bien grand mot d’ailleurs ; plus personne n’utilisait ses mains pour cet exercice. La jeune femme prit place sur le siège, enfonça d’un doigt le bouton placé sur l’accoudoir et, automatiquement, le dossier s’inclina en position semi-allongée. Un casque émergea de l’appui-tête pour couvrir le crâne de l’utilisatrice de façon que des électrodes judicieusement placées puissent capter les émissions électriques de son cerveau et transformer ses pensées en images, lesquelles seraient retransmises devant ses yeux au moyen d’un petit écran. Dans le calme de son bureau, Lauribé composa la suite de son roman à la vitesse de la pensée. En quelques heures, le récit fut achevé et corrigé, prêt à être soumis à l’œil critique d’un éditeur. La jeune femme se demandait maintenant comment envoyer son roman afin qu’il ait de meilleures chances d’être publié. Elle hésitait entre la voie numérique et le tube Défax, cet appareil qui dématérialisait les objets pour les recréer en un lieu différent. Elle opta finalement pour la seconde voie. Son lecteur pourrait ainsi tenir l’ouvrage entre ses mains et en apprécier le caractère réaliste.
Sciala, aube de l’an 2200 :
« Marie, Sarah, Elona et Lauribé inventaient leur univers, le monde tel qu’elles le voyaient, tel qu’elles le rêvaient. Aujourd’hui, qu’en reste-t-il ? Une idée noyée au milieu de la masse de données concentrées dans le cerveau central. Nous ne sommes plus des corps, nous sommes des esprits. Notre science a poussé notre civilisation vers l’usage exclusif du transfert de la pensée. Délaissant nos enveloppes charnelles, supports immuables de nos vies, nous allons finir par périr. Lauribé nous avait prévenus. Malheureusement, son best-seller fut naïvement assimilé à une pure fiction. Apprécions une dernière fois l’éclat de ce soleil qui, un jour, a caressé leurs peaux de ses rayons réconfortants. Admirons une dernière fois cette nature en plein essor autour de nous, verdoyante de vie, dont nous nous sommes détournés pour privilégier nos natures égoïstes. Quittons nos tours autosuffisantes pour respirer l’air pur, laissons-le envahir nos poumons mourants. Là, sur l’herbe émeraude, sous le soleil éclatant, face au regard hébété d’un chevreuil, nos belles pensées ne nous servent plus à rien. Reviendrai-je vous parler d’une après-vie ? Réveillez-vous, mes amis. »
Hélène Destrem
Extrait du recueil La Flamme, paru en 2017.
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